Hippodrome de Compiègne : l’étonnant cadeau de Cahuzac

Lundi 7 janvier 2013

Lu sous http://www.mediapart.fr/

04 janvier 2013 Par Michel Deléan

L’affaire peut surprendre, ou choquer. Dans un mémoire de neuf pages, déposé à la veille de Noël, le 24 décembre 2012, au tribunal administratif de Paris, les services du ministre (PS) du budget Jérôme Cahuzac estiment, tout bien réfléchi, que la vente controversée des terrains forestiers et de l’hippodrome de Compiègne (Oise), réalisée en 2010 par son prédécesseur (UMP) Éric Woerth, était parfaitement légale.

Daté du 14 décembre, ce mémoire de neuf pages – dont Mediapart a pu prendre connaissance – est signé pour le ministre du budget Jérôme Cahuzac par le sous-directeur du droit public et du droit européen et international de Bercy, François Schoeffler.

Il s’agit d’un « mémoire en défense » dans l’affaire qui oppose le Syndicat national unifié des personnels des forêts et de l’espace naturel (Snupfen) et son secrétaire général, Philippe Berger, au ministère du budget.

Ayant notamment pour objet « la gestion rationnelle et la conservation du patrimoine forestier et de l’espace naturel », ce petit syndicat a adressé en avril dernier un recours gracieux au ministre du budget, dans l’espoir de faire annuler la vente des terrains forestiers et de l’hippodrome de Compiègne, et de les voir revenir dans le giron de l’État.

Mais dès sa prise de fonctions à Bercy, Jérôme Cahuzac avait botté en touche, en demandant une consultation juridique à l’une de ses connaissances, le professeur de droit Philippe Terneyre. Résultat : une courte étude juridique qui, à la surprise générale, conclut que la cession des parcelles était licite.

Rendue publique par Le Monde pendant la torpeur du mois de juillet, l’étude du professeur Terneyre avait été qualifiée de « grotesque » par le député (PS) Christian Bataille, à l’origine des poursuites judiciaires dans le dossier de Compiègne avec d’autres élus de Picardie. Éric Woerth, pour sa part, s’était aussitôt déclaré « soulagé », comme s’il venait de bénéficier d’un non-lieu.

Dans leur mémoire en défense du 14 décembre, les services du ministre du budget ont joint, en annexe, cette fameuse note du professeur Terneyre. Le mémoire lui-même ne fait pas dans la nuance. Bercy soutient tout d’abord que le Snupfen et son secrétaire général n’ont pas intérêt à agir devant le tribunal administratif, et qu’ils sont irrecevables. 

De façon plus surprenante, Bercy affirme ensuite que « les parcelles cédées n’appartenaient pas au domaine public », mais « au domaine privé de l’État », et qu’il n’était donc pas nécessaire de les déclasser pour les vendre.

Dans la même veine, le mémoire soutient que « le bien vendu n’était pas une forêt », mais une simple « parcelle boisée », et que, dès lors, il n’était pas besoin d’une loi pour l’aliéner.

Encore plus fort : Bercy assure que « la vente n’avait pas à être précédée d’une publicité et d’une mise en concurrence », puisqu’il existe « plusieurs conditions particulières d’utilisation » du bien, et que celui-ci « ne pouvait être vendu qu’à l’occupant actuel, la Société des courses de Compiègne ».

Une assertion d’autant plus curieuse que, selon des informations obtenues par Mediapart, les responsables du golf de Compiègne, entendus récemment comme témoins par la Cour de justice de la République (CJR), ont expliqué qu’ils auraient, eux aussi, été intéressés par l’acquisition des parcelles où ils sont implantés, si Éric Woerth les avait sollicités à cet égard.

Enfin, le mémoire de Bercy soutient que « les signataires des différents actes n’étaient pas incompétents », que la « commission départementale de la nature, des paysages et des sites de l’Oise n’avait pas à être consultée », que « le droit de priorité du Conseil d’agglomération de la région de Compiègne (ARC) a été respecté », que l’arrêté de cession du 16 mars 2010 « n’avait pas à être motivé », que « la vente n’est pas intervenue en violation du principe d’interdiction des libéralités », que « la violation de la charte de l’environnement n’est pas démontrée », et « que la vente n’est pas entachée de détournement de pouvoir ni de fraude ».

Bref, circulez, il n’y a rien à voir.

Un prix de vente dérisoire

« Nous sommes très en colère de voir les réponses qui nous sont faites, il y a une grande part de mauvaise foi », réagit Philippe Berger, sollicité par Mediapart. « A priori, ils n’ont pas les mêmes intérêts, puisque ce n’est pas eux qui ont réalisé la vente, à un prix bradé selon la Cour de justice. Mais à lire leur mémoire, on se demande où est la défense des intérêts de l’État ? On peut estimer qu’il y a de la collusion dans cette affaire », lâche le secrétaire-général du Snupfen.

Bien que le rapport sénatorial du 2 mars 2011 de Nicole Bricq – aujourd’hui dans le même gouvernement que Jérôme Cahuzac – ait déjà montré le caractère précipité et dérogatoire de la vente des terrains de Compiègne, que deux procédures judiciaires soient en cours, et que l’alternance ait eu lieu depuis lors, Bercy campe donc toujours sur la position acrobatique d’Éric Woerth.

Alors que l’État a toujours la possibilité de faire procéder à l’annulation de la vente de ces terrains forestiers, et de faire revenir les forêts dans le domaine public, c’est le petit Snupfen qui a dû porter l’affaire lui-même devant le tribunal administratif de Paris, au moyen d’une requête en « excès de pouvoir » déposée au mois d’août dernier, et à laquelle viennent donc de répondre les services de Jérôme Cahuzac.


Dans cette requête, les avocats du syndicat, Edmond-Charles Fréty et Frédéric Mengès, soutiennent que « l’arrêté du 16 mars 2010, ainsi que l’acte de vente en découlant, sont irréguliers en ce qu’ils ont notamment été pris en violation des dispositions constitutionnelles, légales et réglementaires en vigueur ».

Premier point soulevé par les avocats : les auteurs de la décision de vendre n’avaient pas compétence à agir. « Les bois et les forêts de l’État sont considérés comme représentatifs d’un patrimoine de haute valeur » et, sauf exception, sont inaliénables, écrivent-ils dans leur requête. À la rigueur, il aurait fallu une loi pour pouvoir les céder. En outre, les différents signataires de l’acte de vente litigieux n’étaient pas habilités à le faire, soutiennent les avocats du Snupfen.

Parmi les « vices de procédure » qui « entachent » les actes litigieux, les avocats soulèvent aussi l’absence de déclassement des forêts cédées, ainsi que l’inexistence d’autorisation préalable à la vente. Ils rappellent que le ministre de l’agriculture s’était déjà formellement opposé à une demande de cession en août 2003, et que l’Office national des forêts avait fait connaître son opposition à la vente le 22 juillet 2010.

Autre irrégularité : la vente des terrains forestiers s’est faite « de gré à gré », alors qu’elle aurait dû se dérouler « avec publicité et mise en concurrence » (si elle avait préalablement été autorisée). C’est précisément le principe de la mise en concurrence, rappellent les avocats du Snupfen, qui permet « que les intérêts de l’État soient préservés au mieux ».

En effet, rappellent-ils, « d’autres sociétés ou associations auraient naturellement pu se porter acquéreurs, au premier nombre desquelles l’association sportive Golf de Compiègne, qui occupe et utilise une partie de la forêt cédée depuis plusieurs dizaines d’années et se serait ainsi évité le contentieux aux fins d’expulsion postérieur à la cession initiée par le cessionnaire, pour au contraire se maintenir ».

Ils poursuivent en pointant que « la procédure suivie a également été viciée dans la mesure où la Commission départementale de la nature, des paysages et des sites aurait dû être consultée préalablement à la vente ». De même, « le droit de priorité » du Conseil d’agglomération de la région de Compiègne n’a pas non plus été respecté, écrivent les avocats.

Pour finir, ils soulèvent encore « l’insuffisance de motivation » de la décision d’Éric Woerth, la « violation du principe d’inviolabilité du domaine public », la « violation du principe d’égalité et d’interdiction des libéralités », et « l’erreur manifeste d’appréciation quant au prix de cession ».

« Les parcelles de la forêt de Compiègne en cause ont été cédées au prix de 2,5 millions. Un tel prix est à l’évidence dérisoire, en tout état de cause, il est manifestement erroné », écrivent-ils. « Il apparaît clairement que l’autorité administrative n’a pas utilisé ses pouvoirs dans le but de sauvegarder l’intérêt général », concluent les avocats. « Puisque l’administration a mis en œuvre une procédure illégale afin d’éviter les contraintes de la procédure classique, le détournement de procédure est caractérisé. »

En conclusion, Mes Fréty et Mengès estiment que cette affaire constitue un « détournement de pouvoir » et « une fraude », qui permettent d’annuler la vente et « d’enjoindre à l’État » de « procéder à la résolution de la vente de l’hippodrome de Compiègne ». Il reviendra aux juges du tribunal administratif de Paris de trancher.

La Cour de justice poursuit son enquête

Loin de soutenir cette action d’intérêt public devant la justice administrative, Jérôme Cahuzac s’y oppose donc aujourd’hui, avec ce mémoire en réplique adressé le 24 décembre au tribunal administratif. Une démarche qui ne peut qu’interroger sur sa mansuétude affichée en faveur d’Éric Woerth, dont la position est pourtant très difficile dans ce dossier.

La vente des terrains forestiers de Compiègne fait l’objet de deux procédures judiciaires depuis 2011. L’une devant la Cour de justice de la République (CJR), où Éric Woerth est placé sous le statut de témoin assisté pour « prise illégale d’intérêt » et risque une mise en examen prochaine. L’autre devant le tribunal de grande instance (TGI) de Paris, pour le volet non ministériel de l’affaire, instruite par les juges René Grouman et Roger Le Loire, et qui n’a débouché jusqu’ici sur aucune mise en examen.

En substance, la justice soupçonne l’ancien ministre du budget Éric Woerth d’avoir bradé les terrains forestiers et l’hippodrome, cédés par l’État à la Société des courses de Compiègne, en mars 2010.


© DR

Dans un rapport de 152 pages remis à la CJR après neuf mois de travail, trois experts agréés ont conclu que la vente de l’hippodrome et des terrains avait été bradée à moins du tiers de sa valeur. Révélé par Mediapart le 7 février 2012, ce rapport d’expertise fixait à 8,3 millions d’euros (après abattement) la valeur des terrains et des installations.

Le collège d’experts notait, par ailleurs, que rien ne s’oppose – depuis la vente litigieuse – au défrichement des terrains forestiers, ni au morcellement de la propriété nouvelle. Autrement dit, on ne peut exclure à l’avenir une opération immobilière ou spéculative, ne serait-ce que sur une parcelle.

Officiellement, la procédure devant le tribunal administratif est entièrement indépendante des deux procédures pénales en cours. Mais la position de l’actuel ministre du budget ne pourra pas être entièrement ignorée par les juges de la CJR et du TGI. Même si, au problème de la licéité de la vente, viennent s’ajouter ceux du prix et de la cession de gré à gré, qui devront également être étudiés de près. En clair, même s’il devait être dit que la vente des terrains était possible, cela ne suffirait pas forcément à exonérer Éric Woerth de toute poursuite pour « prise illégale d’intérêt ».

Nul doute, en tout cas, qu’Éric Woerth tirera argument de la position compréhensive de Bercy lors du procès en diffamation qu’il intente au Canard enchaîné devant le tribunal correctionnel de Paris, qui est prévu le 15 janvier, pour cette même affaire de Compiègne, révélée par l’hebdomadaire satirique en juillet 2010.

Jusqu’ici considérés comme inaliénables, les terrains forestiers de Compiègne avaient déjà été convoités par la société des courses locale, mais l’État s’était toujours opposé à la vente. L’hypothèse la plus couramment avancée pour cette cession surprenante est celle d’une bonne manière faite par le député et maire (UMP) de Chantilly Éric Woerth à son puissant voisin, le sénateur et maire (UMP) de Compiègne Philippe Marini.

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