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C’est un peu la journée des époux Woerth, ce mardi 15 janvier, à la XVIIe chambre correctionnelle de Paris, spécialisée dans les affaires de presse. On apprend tout d’abord que Florence Woerth, qui avait déposé plainte en diffamation contre Arnaud Montebourg et Eva Joly, pour deux interviews pointant son rôle dans l’affaire Bettencourt, accordées respectivement à l‘Express et à Mediapart, est déboutée de ses demandes, Edwy Plenel étant toutefois condamné à lui verser un euro de dommages et intérêts – sans explication de la part du président du tribunal. Le cas avait été plaidé le 20 novembre dernier.
L’affaire du jour commence. L’ancien ministre du budget Éric Woerth poursuit en diffamation Le Canard enchaîné et Le Courrier picard, et il a fait le déplacement ce mardi pour assister aux débats.
Dans un article du 7 juillet 2010, le Canard avait d’abord fait état de perquisitions à Bercy, lançant ainsi la controverse sur la cession de l’hippodrome et des terrains forestiers de Compiègne (Oise), qui fait depuis l’objet de plusieurs enquêtes judiciaires (à la Cour de justice de la République, au pôle financier de Paris, et au tribunal administratif).
L’auteur de l’article, Alain Guédé, avait entendu parler de « pressions sur la direction générale des finances pour vendre un bien de l’État », des terrains situés dans le prolongement du château de Compiègne. À la barre, il assure avoir été surpris par le retentissement donné à son « petit article ». En se rendant sur les lieux, il dit avoir reçu des remarques acerbes de plusieurs professionnels de l’immobilier sur le prix payé par la Société des courses, 2,5 millions d’euros, pour des terrains et des installations (5 000 mètres carrés) situées dans le « triangle d’or de Compiègne ».
Une vente à prix d’ami ? « Une vente à un prix très inférieur à la réalité », répond le journaliste.
Les avocats d’Éric Woerth, Jean-Yves Le Borgne et Basile Ader, interviennent pour rappeler que le prix de la cession a été fixé par France Domaine. Mais voilà, les enquêtes judiciaires le montrent, plusieurs protagonistes (des ministères du budget et de l’agriculture) s’accordaient à demander une seconde expertise, la première estimation de France Domaine ayant été très sommaire.
« S’il avait fait rentre, quatre cinq ou dix millions de plus dans les caisses de l’État, ce n’aurait pas été une mauvaise chose », philosophe Alain Guédé. D’ailleurs, les experts désignés par la Cour de justice de la République n’ont-ils pas estimé l’hippodrome et les terrains forestiers à 8,316 millions d’euros pour les terrains et les bâtiments, dans un rapport révélé par Mediapart ?
Cité comme témoin, Christian Bataille, député (PS) du Nord qui a saisi la justice avec d’autres parlementaires, explique sa démarche. « Le domaine forestier et l’hippodrome étaient inaliénables, c’est ce qui a justifié notre plainte. » En outre, « le domaine aurait pu être vendu 10 à 12 millions », et « des pièces montrent que des fonctionnaires ont reçu des instructions de M. Woerth pour accélérer les choses », lance-t-il. Avant de conclure : « La cession a été menée d’une manière inhabituellement rapide. »
Où Éric Woerth s’avance à la barre
Teint hâlé, costume sombre, Éric Woerth se lève. Il veut expliquer les raisons de ce procès. « La coupe est pleine. Je ne suis pas procédurier, mais à un moment donné, je n’en pouvais plus », dit-il, autant remonté contre Le Courrier picard que contre le Canard.
« Dans cette affaire, il y a eu une bagarre entre administrations, c’est le jeu. J’étais chargé de l’immobilier de l’État, j’ai initié une politique nouvelle : celle du propriétaire unique. On voulait changer de vision, avec l’accord du président de la République et du premier ministre », se justifie Éric Woerth. Bref, il fallait faire rentrer de l’argent dans les caisses, en vendant des biens de l’État.
S’agissant de l’hippodrome de Compiègne, « je n’avais aucun intérêt à ce que cette opération soit réalisée. Plutôt que de percevoir 47 000 euros de loyer, il valait mieux vendre, avec une clause de retour. Le ministère de l’agriculture ne voulait pas vendre ? La grande affaire ! Bercy l’a emporté. D’ailleurs ce n’était pas une forêt », lâche-t-il, sûr de son fait.
« Un prix d’ami ? Je n’ai pas d’ami », se défend Éric Woerth. « Je ne connais pas M. Gilibert (le patron de la Société des courses de Compiègne –ndlr). Je connais M. Marini (le sénateur-maire de Compiègne –ndlr), mais je n’ai pas d’intérêts croisés ou que sais-je d’autre. Deux millions et demi, ce n’est pas rien, et c’est toujours ça d’empoché pour l’État », poursuit-il.
« Je n’ai fait que défendre l’intérêt général dans cette affaire. Il n’y avait aucun autre acheteur. C’était le bon prix, le prix du terrain », clame l’ex-ministre, très disert.
Interrogé sur le recours à une vente de gré à gré, Éric Woerth assure qu’avec « un appel d’offres, la société des courses – qui était la seule à pouvoir acheter – aurait proposé un prix inférieur. La procédure de gré à gré défendait les intérêts de l’État, j’assume ce choix. D’ailleurs, nous avons procédé à une multitude de ventes, pour 400 millions d’euros cette année là ».
L’avocat Yves Baudelot, qui défend le Canard, remarque que Philippe Parini, le directeur général des finances publiques, avait recommandé une estimation plus précise. Pourquoi ne pas avoir réalisé une seconde expertise ? « Il fallait du volontarisme, sinon il ne se passe rien et l’État ne bouge pas », répond Éric Woerth, droit dans ses bottes. « Neuf mois pour vendre une parcelle de 50 hectares, c’est déjà long. La principale critique qu’on aurait pu faire, c’est le prix du loyer, trop faible, et qui avait été fixé par l‘ONF. » En résumé, il n’en démord pas, la cession était légale, et elle s’est faite au bon prix.
Yves Baudelot rappelle que le directeur de cabinet d’Éric Woerth avait répondu à son homologue de l’agriculture qu’il était impossible de ne pas vendre, ajoutant dans un mail : « un tel revirement provoquerait en outre une forte réaction du sénateur maire de Compiègne qui soutient ce projet. »
« Oui, il était le rapporteur général des finances publiques au Sénat, qui nous aurait reproché de caler pour une petite opération comme celle-là, alors que d’autres étaient programmées », répond Éric Woerth. « Comme élu de l’Oise ? On me croit ou pas, mais mon seul intérêt était l’intérêt général de l’État. Je n’ai pas d’intérêt partagé avec M. Marini, on se connaît mais nous ne sommes pas amis, et je n’ai aucun besoin de lui faire plaisir », jure Éric Woerth, député-maire de Chantilly. « Oui, j’ai un hippodrome à Chantilly, mais il est concurrent de celui de Compiègne. Mon intérêt aurait plutôt été que Compiègne ferme », assure-t-il.
Reste que la présidente du club de golf de Compiègne aurait souhaité acheter et renchérir, mais elle n’a pas été mise au courant, selon sa déposition à la CJR.
Où les oreilles du professeur Terneyre se mettent à siffler
Cité comme témoin, Pascal Vinet, ancien directeur de cabinet du ministre de l’agriculture et actuel directeur de l’ONF, redit fermement à la barre qu’il s’agissait d’un « terrain forestier, dont la vente posait un problème de légalité. Il y avait d’autres solutions : prolonger la location, procéder à un échange de parcelles, ou en passer par une loi. Matignon a arbitré contre nous. Mais j’ai obtenu que 85 % des sommes soient réaffectées à l’achat de terrains forestiers », explique-t-il. Ce qui anéantit du même coup la thèse d’une bonne opération financière…
Bernard Gamblin, directeur technique et commercial bois à l’ONF, témoigne à son tour. Pour lui, aucun doute, la forêt était « inaliénable », « un patrimoine historique de grande valeur », et « la valeur des terrains était au moins dix fois supérieure à celle de France Domaine ». Éric Woerth se tortille sur son banc et se retourne de plus en plus souvent vers ses avocats.
Vient le tour de Philippe Dumas, ancien président de la Commission pour la transparence des opérations immobilières de l’État. Il avait alerté le gouvernement sur les « risques » de l’opération Compiègne, tant pour le statut forestier des terrains, l’absence d’appel d’offres que pour le prix fixé. Il s’était étonné de l’empressement de la Société des courses de Compiègne à tenter à nouveau sa chance, à peine Éric Woerth nommé au budget. Ses remarques n’ont pas été prises en compte à l’époque.
C’est au tour de Jacques Liagre, directeur juridique de l’ONF. « Oui, l’hippodrome de Compiègne était considéré comme une forêt au sens de la loi, et participait au domaine forestier de l‘État », répond-t-il, avant de démolir méticuleusement le fameux rapport du professeur Terneyre (lire ici et là), commandé par le successeur d’Éric Woerth au budget, Jérôme Cahuzac, et qui estime que les terrains de Compiègne pouvaient être cédés. « Le rapport Terneyre a dû être rédigé dans un laps de temps assez court et, pour moi, la démonstration du professeur est restée assez confuse », lâche-t-il.
Georges-André Morin, expert et ingénieur général des Eaux et forêts, se lance pour sa part dans un rappel historique assez savant du régime juridique des forêts en France, et confesse d’un air désolé que le rapport Terneyre « contient des énormités ».
Les débats se sont achevés très tard mardi soir, peu avant minuit. Le parquet a requis la relaxe du Canard et du Courrier picard, et le jugement a été mis en délibéré au 26 février.