COUPES SOMBRES

Jeudi 15 septembre 2011

A lire sous http://www.lesinrocks.com

Gagné par une frénésie productiviste, l’Office national des forêts réduit ses effectifs de façon drastique. Les forestiers en perdent leurs repères, et les suicides se multiplient.

Beau Gosse aux larges épaules et à la peau burinée par la vie au grand air, Bruno G., 34 ans, offre volontiers le tour du propriétaire de sa maison de fonction de Maison-Blanche, une demeure de charme et de pierre posée au milieu d’un grand jardin, au fond de la forêt domaniale d’Ermenonville, dans l’Oise. Ou plus exactement sur " le triage du Désert" (du fait de la proximité de la Mer de sable), son secteur administratif, soit 1600 hectares à gérer. Sa passion pour la forêt, ou plutôt son engagement radical pour la défendre, aura eu raison de son couple. Ses deux petits garçons vivent aujourd’hui loin de lui.

Il a grandi en bordure de forêt, à côté de Montargis, s’y est aussitôt senti dans son élément, à suivre les renardeaux à la trace. Un premier stage à l’Office national des forêts (ONF) a décidé de sa vocation. Au passage, il s’était bien sûr avalé L’Appel de la forêt de Jack London et les aventures de Robin des Bois, dans une édition reliée offerte par ses parents et qu’il garde précieusement pour ses garçons. A l’évidence, Bruno a beaucoup lu, si l’on en juge par sa manière de s’exprimer que pourrait lui envier un prof de terminale cultivé.

Il s’avoue un peu ours, mais se corrige aussitôt pour affirmer que forestier, c’est un métier de contact. " Faut pas croire, c’est fou ce qu’on rencontre de gens dans les bois. Le métier m’a ouvert aux autres. "

Pas un jour qui se ressemble, et ça varie bien sûr avec les saisons. Il faut tout à la fois organiser et surveiller les coupes ; éclaircir ou élaguer des parcelles trop touffues ; préparer les lots de bois à vendre ; anticiper les nouvelles plantations mais aussi contrôler les chasses (dont celles à courre, les bois alentour abritant une grande population de cervidés). Faire l’accueil du public, ou plutôt son secours d’urgence, quand promeneurs et autres cueilleurs de champignons se sont perdus la nuit venue ; virer ravers improvisés, quads et motos pétaradants et enfin assurer toutes autres missions régaliennes héritées des attributions des Eaux et Forêts créées sous Philippe le Bel (1291).

Du plein temps, sept jours sur sept. Du boulot, on en a plus qu’il n’en faut, sauf qu’on est moins nombreux pour le faire. " Ils sont onze agents pour les trois forêts d’Halatte, d’Ermenonville et de Chantilly, là où ils étaient des dizaines il y a vingt ans. D’ici à 2015, l’ONF va passer au-dessous du seuil de ses effectifs de 1965, lors de sa création.

Dans le même temps, des primes de rendement ont été instaurées pour ses fonctionnaires, progressivement transformés en marchands. Résultat : on coupe jeunes, des arbres trop jeunes, on ne prend plus le temps de protéger les essences rares. Une réforme après l’autre a parcellisé le travail. C’est la fin de la gestion en équipe et, pour chaque forestier, la fin d’une vision globale sur son métier. " Les gars ont le sentiment de ne plus pouvoir faire bien le boulot. Ils perdent leurs repères. " Bruno, lui, se maintient, car il fait de la résistance au sein du très actif Syndicat national unifié des personnels des forêts

( www.snupfen1.org ).

N’empêche, vingt-quatre suicides ont eu Lieu depuis 2005. Et quatre depuis juin. On n’est pourtant pas sur les plateaux d’appels de France Télécom ou sur les chaînes du Technocentre Renault de Guyancourt, mais à l’air libre ! Nathalie Kosciusko-Morizet, ministre de l’Environnement, a plutôt maladroitement suggéré que ces actes de désespoir étaient dus à la solitude. " Bien sûr qu’il y a quelques sauvageons dans nos rangs. Mais la vraie solitude est celle qu’on nous impose désormais, avec les suppressions de postes et leur cloisonnement. "

Un numéro d’appel et des assistantes sociales ont été mis en place par le nouveau directeur de l’ONF, Pascal Viné. " Ce n’est pas ça qui va résoudre les problèmes. Les forestiers sont des gens fiers. Pas du genre à se mettre en arrêt maladie. Ils vont jusqu’au bout. Quitte à péter un câble. "

A entendre Bruno, l’ONF se prépare à être vendu à la découpe. " Mes garçons voudraient faire forestiers. Ca me touche autant que ça me fait peur.

Dans la même rubrique…

Revenir en haut