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Devenus « agents patrimoniaux » avec la réforme de l’Office national des forêts, ces hommes de terrain doivent répondre à de lourds objectifs de rentabilité. Depuis cet été, six se sont suicidés.
Il dit « ma forêt ».Cette forêt de Châtenois, près de Vesoul (Haute-Saône), Philippe Berger, 47 ans, la côtoie, l’observe, la préserve depuis plus de vingt-cinq ans. « C’est une belle forêt », dit-il, ses yeux bleus brillant comme ceux d’un enfant. Il prend plaisir à la faire découvrir en ce mois d’octobre où l’automne rouille les chênes, hêtres et châtaigniers et fait valser, en une douce averse, glands et feuilles mêlés. Tout petit déjà, en Haute-Savoie, il passait son temps en forêt, à jouer, à faire des herbiers. Alors le métier de forestier s’est imposé, et s’il n’exerce ses responsabilités syndicales qu’à temps partiel - il est secrétaire général de Snupfen-Solidaires, le syndicat majoritaire de l’Office national des forêts (ONF), c’est pour garder un « pied en forêt ».
Il montre, sur un chêne, l’encoche qu’il a faite au marteau forestier : elle désigne les arbres à couper. Le martelage est, d’octobre à mars, l’une des grandes tâches du forestier. Il faut savoir éclaircir à bon escient, en gardant les arbres qui assureront la régénération de la forêt, en enlevant ceux qui captent trop de lumière et d’eau. La piste forestière se creuse d’ornières, Philippe Berger s’agace des traces laissées par les tracteurs de débardage. « Un sol tassé comme cela, c’est désolant, il faudra plus de trente ans pour qu’il se refasse ! Et tous ces chênes frottés, écorcés, ils risquent de prendre une maladie. Les débardeurs ont sorti les grumes au plus vite. Si j’avais été là, j’aurais pu l’empêcher, mais on passe de moins en moins de temps en forêt », déplore-t-il.
Coupe claire dans les effectifs
Le sentiment de ne plus pouvoir bien faire son travail, d’avoir perdu le sens d’un métier qui consiste à « transmettre une forêt en bonne santé », c’est, dit-il, l’une des « racines du mal-être ». De la détresse profonde des forestiers, qui a bien du mal à se faire entendre tant, de la ville, on perçoit ce travail comme un havre de paix. Cet été, il y a eu quatre suicides en quelques semaines, en Lozère, Gironde, Haute-Saône et dans l’Allier. En automne, la série noire a repris : le 3 octobre, en Côte-d’Or, un agent forestier de 55 ans, en congé longue maladie depuis un an et demi, s’est donné la mort à son domicile. Le 12, dans le Morbihan, c’est un ouvrier forestier qui s’est tué. Son suicide est le vingt-sixième depuis 2005 au sein de l’établissement public.
Un seul a été officiellement imputé aux conditions de travail : celui du forestier qui, en 2009, dans le Jura, s’est tiré une balle avec son arme de service. « Les causes d’un suicide sont souvent multiples. Mais on ne peut nier la part du travail », se désole Philippe Berger, délivré de l’obligation de réserve par sa fonction syndicale. Pour lui, le malaise vient la réforme de l’ONF engagée depuis 2002, qui s’est traduite par une transformation du métier de forestier et une coupe claire dans les effectifs. L’Office est un établissement public national à caractère industriel et commercial (Epic), sous tutelle des ministères de l’Agriculture et de l’Ecologie, dont le conseil d’administration est présidé par l’ex-ministre Hervé Gaymard. Il est chargé de gérer les forêts publiques - domaniales (Etat) et communales -, soit 4,6 millions d’hectares et 27% de la surface boisée en France métropolitaine. En 1986, il employait 15 000 personnes ; en 2002, 12 000 ; aujourd’hui, 9 500. Et les effectifs n’ont pas fini de fondre : 700 postes seront supprimés dans les cinq ans à venir, au nom du non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux. Entre 2002 et 2016, l’ONF aura perdu 20% de ses salariés. Conséquence : « Depuis dix ans, la taille du triage - la portion de forêt confiée à un agent - n’a cessé de croître, s’insurge Philippe Berger, pour atteindre en moyenne aujourd’hui 1 500 hectares. »
La charge de travail s’alourdit, le vocabulaire mute : depuis 2002, le garde forestier est devenu un « agent patrimonial ». Un terme qui sent le col blanc et dans lequel Gilles Quentin, 61 ans, « fils de forestier » entré à l’ONF en 1975, ne se reconnaît pas. Pull vert sapin, cheveux et barbe longs, il souffre d’être happé par des tâches administratives plutôt qu’au travail dans « sa » forêt de Vierzon (Cher). « On ne choisit pas ce métier par hasard. On veut être en forêt, on aime y être seul. Mais aujourd’hui, s’il y a une invasion de chenilles ou de champignons au fond de la parcelle, on passera à côté parce qu’on n’a plus le temps d’y aller ! Et on abandonne des missions pourtant prévues par le code forestier, comme le travail de police, l’accueil du public. »
Et puis, il y a cette « démarche qualité » issue de la réforme, « une usine à gaz qui nous prend un temps colossal, dénonce Gilles Quentin. Les tâches ont été répertoriées, standardisées et, maintenant, il faut décrire tout ce qu’on fait, puis le transmettre à des gens qui vont faire de beaux tableaux Excel ». Il se bat pour garder ce qui, selon lui, fait la pertinence de son métier : la polyvalence et l’autonomie sur un triage. « Nous sommes des gestionnaires de la forêt. Nous assurons la sylviculture - marquage, éclaircies et prélèvements nécessaires à la culture de la forêt sur la durée -, l’exploitation en fonction des objectifs de cubage que le service commercialisation a fixés et la surveillance des travaux des bûcherons et des débardeurs. Nous gérons aussi la flore et la faune, pour la chasse ou la conservation. Par exemple, j’ai des circaètes Jean-le-Blanc, des rapaces migrateurs protégés. Alors je ne programme pas d’exploitation autour des nids lorsqu’ils sont là. » Le garde forestier est aussi l’interlocuteur des maires pour les forêts communales. « Nous leur proposons un plan d’aménagement, avec planification des travaux. Les communes reversent 12% en frais de garderie à l’ONF sur les ventes des bois. » Une approche globale qui assure, selon Gilles Quentin, l’équilibre entre protection, production et fonction sociale de la forêt. « Or, la réforme a saucissonné le travail, spécialisé les gardes forestiers. L’Office a été scindé en services aux intérêts contradictoires, entre protection de la forêt et commercialisation des bois. Du coup, on se croise sur les parcelles, mais on ne se parle plus. »
« Usine à bois »
Gilles Quentin ne supporte pas de voir la forêt transformée en « usine à bois à rentabilité immédiate » pour l’ONF. « La seule chose qu’on nous demande en fin d’année, c’est le cubage sorti de la forêt ! Les besoins d’argent sont tels qu’on nous fixe des objectifs de prélèvement incompatibles avec les capacités de la forêt. On prélève à l’excès, parfois le double de ce qui était prévu dans le plan d’aménagement. Et on nous incite à proposer aux communes plus de travaux, plus d’exploitation, juste pour faire de l’argent. C’est une gestion à court terme alors que le forestier cultive la forêt pour le très long terme : cent vingt ans pour les résineux, deux cents ans pour les chênes. »
Il veut montrer cette parcelle dont la vue lui fend le cœur. Une trouée de 500 hectares, un cimetière de grumes blancs, épars entre les hautes fougères et la sableuse terre solognote. « Tous les arbres de qualité ont été prélevés en priorité, puis ceux de qualité moindre. Ne restent que les grumes des arbres mal conformés, qui n’ont pas de valeur, sinon comme bois de chauffage. Alors qu’on doit faire exactement l’inverse pour assurer la régénération ! peste-t-il. Enlever d’abord le sous-étage, les petits arbres (hêtre, charme, châtaignier), puis pratiquer une coupe d’ensemencement : on conserve les plus beaux arbres, bien répartis, pour avoir de meilleures semences, on enlève les arbres mal conformés. Là, on a privilégié le profit rapide sans se soucier du futur ! Ces fougères et ces graminées forment un tel feutrage au sol qu’on ne pourra plus ni ressemer ni replanter en chênes ! » La parcelle sera probablement reboisée en résineux, très demandés avec la mode des maisons en bois. « Ici, ce sera des pins maritimes. Le problème avec cette monoculture, c’est qu’on augmente le risque d’incendie. Et, si une maladie se développe, il faudra tout couper ! »
A Vesoul, Philippe Berger peste lui aussi : « On a l’impression que désormais c’est à la forêt de s’adapter à l’industrie ! Les scieries exigent des diamètres de 40/45 cm pour leurs machines et refusent les gros arbres. Alors on coupe les arbres trop tôt, avant qu’ils aient atteint leur terme physiologique ! » Crève-cœur pour un forestier.
Audit socio-organisationnel
Après les tempêtes de décembre 1999, une enquête Ipsos sur le climat social à l’ONF révélait déjà, en 2005, inquiétude, stress, malaise et tendance au repli sur soi. « Mais, à l’époque, la direction n’a rien fait », déplore Philippe Berger. A l’inverse, dès son arrivée, en novembre 2010, le directeur général de l’établissement, Pascal Viné, a reconnu l’existence de ce mal-être, qu’il attribue lui aussi à la perte de repères engendrée par la réforme. Il tente d’enrayer la spirale. Cet été, il a mis en place « un plan de proximité » pour « lutter contre l’isolement des agents patrimoniaux, les plus fragilisés ». Le nombre d’assistantes sociales a été doublé pour passer à vingt, trois médecins du travail ont été recrutés, et un numéro vert, confidentiel et accessible en permanence, a été mis en place. Mais « quatre des agents qui se sont suicidés récemment étaient déjà suivis par les services sociaux », s’inquiète Pascal Viné. Un audit socio-organisationnel doit commencer sous peu. En attendant ses conclusions, le directeur veut « alléger les procédures » trop technocratiques et « faire évoluer le management pour que les problèmes de terrain remontent jusqu’à la direction ».
En revanche, pas question de revenir sur le fond d’une réforme jugée nécessaire à la « rationalisation » de l’Office, qui peine à boucler son budget. « Nous sommes un établissement public dont 95% des recettes proviennent de l’activité commerciale, et à peine 5% de subventions. Le problème, c’est que depuis plus de quinze ans les cours du bois s’effondrent. Or, c’est le bois qui paie la multifonctionnalité de la forêt. » Pascal Viné va demander à chaque territoire de définir des priorités parmi les missions de l’ONF - production, accueil du public, protection du territoire (dunes littorales, terrains érodables en montagne), protection des milieux naturels, police forestière. « On ne gère pas la forêt méditerranéenne comme les forêts de production de l’Est de la France », explique-t-il.
A la satisfaction des forestiers, les objectifs de prélèvement ont été revus à la baisse. Le contrat Etat-ONF pour 2012-2016 prévoit une récolte presque stable pour la forêt domaniale et une hausse d’un million de mètres cubes pour la communale. Mais aussi une progression de 25% par an du chiffre d’affaires de la production de bois de chauffage, pour répondre aux objectifs du Grenelle de l’environnement. La forêt est en mutation, écartelée entre son rôle d’écosystème et la mobilisation du gisement de bois décidée par le gouvernement. Et ses gardiens souffrent.