Lu sous www.lemonde.fr (Et pour trouver le rapport)
L’ancien ministre du budget Eric Woerth était dans son droit lorsqu’il a autorisé, par un arrêté du 16 mars 2010, la vente des 57 hectares de l’hippodrome du Putois à la Société des courses de Compiègne (SCC), dans l’Oise, pour 2,5 millions d’euros. C’est en tout cas ce qu’affirme Philippe Terneyre, professeur agrégé de droit public à l’université de Pau, dans un rapport d’expertise remis le 12 juillet à Jérôme Cahuzac, ministre du budget, et dont Le Monde a pu prendre connaissance. "L’analyse du professeur Terneyre laisse peu de place à ce stade à une remise en cause de la cession", indique M. Cahuzac, lundi 23 juillet, dans un courrier adressé à Philippe Berger, secrétaire général du syndicat national unifié des personnels des forêts et de l’espace naturel.
L’expert indépendant avait été
désigné par Bercy, dès la prise de
fonctions de M. Cahuzac, au mois de mai. Celui-ci faisait ainsi droit
à la requête de M. Berger qui avait saisi le
ministère du budget, le 19 avril 2012, d’un recours gracieux
visant à abroger l’arrêté
autorisant la cession. Il estimait notamment que Bercy avait
contourné la loi et écarté le
ministère de l’agriculture afin de réaliser au
plus vite cette vente, de gré à gré,
sans mise en concurrence, pour contenter Antoine Gilibert,
ex-président de la SCC, et donateur de l’UMP dont Eric
Woerth a longtemps été le trésorier,
ainsi que son collègue de l’UMP, le sénateur de
l’Oise et maire de Compiègne Philippe Marini. Or, conclut
l’expertise, "la vente pouvait être
réalisée de gré à
gré." L’étude juridique devrait être
remise à la justice.
Saisie fin 2010 par Jean-Louis Nadal, alors procureur
général de la Cour de cassation, la commission
des requêtes de la Cour de justice de la
République (CJR) avait ordonné en janvier 2011
l’ouverture d’une procédure pour "prise illégale
d’intérêts" visant explicitement M. Woerth,
témoin assisté dans ce dossier.
Réélu député de l’Oise,
maire de Chantilly, M. Woerth est suspecté d’avoir
joué de son influence, lorsqu’il était
à Bercy, pour favoriser ses proches. En outre, sa femme,
Florence Woerth, dirigeait à l’époque une
écurie de courses.
Lire notre décryptage : Eric Woerth reste sous la menace de
la Cour de justice de la République
L’enquête de la CJR établit en effet que la vente
de l’hippodrome a été, tout au long de son
processus, parsemée d’anomalies. Le choix de la
procédure de gré à gré,
notamment, paraît suspect. "L’absence de toute mise en
concurrence (…) est soulignée par les
différents responsables du ministère de tutelle",
indiquait le 16 novembre 2010 M. Nadal. Toute aussi suspecte,
l’insistance du budget à tenir à
l’écart des négociations les
représentants de l’Office national des forêts
(ONF) et le ministère de l’agriculture,
résolument opposés à la vente. Et
puis, il y a, comme le résumait M. Nadal, cet "empressement
à conclure la cession à quelques jours du
remaniement ministériel qui conduira Eric Woerth
à devenir ministre du travail", en mars 2010.
L’étude juridique de M. Terneyre n’aborde pas, bien
évidemment, les aspects politiques du dossier. L’expert
devait simplement répondre à plusieurs questions
de droit. Fallait-il, comme le soutient le ministère de
l’agriculture, passer par une loi pour vendre l’hippodrome ? "La vente
n’avait pas besoin d’être au préalable
autorisée par une loi, indique M. Terneyre, car les
parcelles en cause ne constituaient pas une forêt" ou
n’étaient pas "des dépendances du domaine public
de l’Etat« . Conséquence : »la vente pouvait être
réalisée de gré à
gré avec l’occupant historique".
Balayées, donc, les réticences initiales de
l’ONF. Dès le 13 août 2003, Hervé
Gaymard, alors ministre de l’agriculture, avait pourtant
rejeté les demandes pressantes de la SCC : "Une cession par
vente n’est pas possible", assurait-il, par courrier. Point final,
pensait-on au ministère de l’agriculture. C’est que la
législation est tout à la fois complexe et
précise. Au titre du régime forestier, l’Etat ne
peut vendre à un tiers des parcelles boisées lui
appartenant, sans faire appel à la concurrence, et sans
voter une loi spécifique. Il peut, à la rigueur,
consentir à un échange, terrain contre terrain,
mais toujours dans des proportions à son avantage.
En l’espèce, selon M. Terneyre, ces dispositions ne
s’appliquent pas. L’expert ne pouvait, non plus, se fonder sur le
contexte politique, tel que révélé par
l’enquête judiciaire. Bernard Gamblin, directeur à
l’ONF, avait explicité sa position devant les policiers, le
10 juin 2011 : "On ne peut aliéner une forêt sauf
par déclaration d’utilité publique ou par voie
d’échange. J’ai été
étonné, notamment au regard de la
rapidité de l’acquisition et au non-respect de la
procédure d’appel d’offres." La lecture des
échanges de courriels saisis à Bercy atteste que
tout a été fait pour écarter l’ONF de
la transaction. Le 17 mars 2011, Marie Carbuccia, receveur du
Trésor affectée à France Domaine,
précisait : « Il s’agissait d’un »dossier ministre", qu’il
fallait traiter avec célérité."
Autre élément troublant : le prix de vente. Dans
un rapport du 13 janvier, les trois experts mandatés par les
juges de la CJR ont évalué "la valeur
vénale de l’ensemble litigieux" à 8,3 millions
d’euros, soit beaucoup plus que les 2,5 millions
déboursés par M.Gilibert. Le rapport de M.
Terneyre s’inscrit en faux. "La vente a été
réalisée à un prix ne constituant ni
une libéralité en faveur de l’acheteur, ni une
mauvaise affaire de l’Etat« , estime le professeur de droit public. »A-t-il raté une bonne affaire ? Peut-être. mais,
pour le savoir, seule une nouvelle expertise indépendante
pourrait tenter de le déterminer", relève
toutefois l’expert. Bercy n’aurait aucun intérêt,
selon lui, à se lancer dans une procèdure
aléatoire, voire risquée. "Une action de l’Etat
en nullité de la vente devant un tribunal administratif ne
pourrait donc être fondée que sur un prix
manifestement erroné, action qui n’exclurait pas, de la part
de l’acheteur, une action réciproque en dommages et
intérêts à l’encontre de l’Etat",
indique M. Terneyre.
Le ministre du budget ne prendra pas d’initiatives qui pourraient se
retourner contre lui. Mais, dans son courrier du 23 juillet, M. Cahuzac
prend soin de mettre en garde son prédécesseur,
en faisant référence aux procédures
judiciaires en cours : "Il n’en reste pas moins, écrit-il,
que si des instances en cours devaient faire apparaître des
causes d’illégalité
caractérisées, je me réserverais la
possibilité d’intenter une action en nullité,
laquelle reste possible au cours des trois prochaines
années". A la CJR de jouer.